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Début de : Mona 3 étoiles

 

Qui pourrait expliquer par quel miracle certains voisins parviennent à se lier, quand tout concourt à les éloigner, à les repousser, principalement le fait qu’ils partagent les mêmes murs, soit la même carapace ?

 

Ils habitaient le même quartier, le même immeuble de logements modestes, le même étage. Mona, Martine et Lisa se partageaient le palier. Depuis peu, elles avaient Simon pour voisin. Il occupait le 20, à droite de la montée d’escalier, Martine le 23 à gauche. Se faisant face, le 21 de Mona et le 22 de Lisa venaient après.

 

Installée depuis vingt ans, Mona était sans conteste la plus vieille occupante de l’étage, de l’immeuble, l’une des mémoires du quartier, un livre ouvert sur le passé. Il arrivait qu’on la questionne. A propos de tout et de rien, anecdotes et faits divers à profusion. Demande à Mona, entendait-on dire, une référence en la matière. Encore que cela arrivait de moins en moins souvent. Car dans le livre, les lignes avaient tendance à s’effacer.

 

Martine n’était ici que depuis quatre ans. Lisa quant à elle cumulait deux années d’ancienneté.

Au début, ces dernières se saluaient comme tout le monde, yeux baissés, d’un bonjour patate chaude. Réflexe obligatoire, paresseux. Leurs préoccupations se levaient en même temps qu’elles, trempaient dans le café en même temps que la tartine, coulaient au fond du bol en même temps que la confiture, mais elles se croyaient seules, désespérément seules à être à ce point torturées.

 

Elles appréhendaient tout, ou presque, mais n’en étaient pas conscientes, pas vraiment. D’égale intensité, les craintes en elles se succédaient, laissant un nouveau dépôt recouvrir les précédents, et la grosse boule dans leur gorge grossissait.

 

Aucun répit ne leur était laissé.

Le jour qui se lève, la possibilité d’aimer et la crise de l’emploi les angoissaient au même titre que le cancer, les catastrophes naturelles ou le nucléaire. Il leur arrivait d’embrasser le bonheur, tandis qu’elles contemplaient une toile, écoutaient un morceau de musique ou flânaient en forêt, mais aucune œuvre d’art, aucune mélodie, aucun arbre au monde n’aurait su arrêter un tel cortège de craintes.

 

Qu’est-ce que le Bonheur ? s’inquiétaient-elles, quand le bonheur n’est qu’une succession désordonnée, irrégulière, de sensations fugaces qui échappent au contrôle, et ces sillons sur leur front appelés rides du lion révélaient un cerveau contracté, entraîné à lutter.

 

Leur bâtisse faisait partie d’une cité de trois immeubles rectangulaires montés sur quatre niveaux.

Des allées goudronnées bordées d’épais buissons les séparaient. Construits à la hâte, ces bâtiments datant des années soixante n’avaient aucun cachet. Néanmoins, on venait juste de les repeindre, et si les locataires estimaient qu’il aurait été plus sensé d’investir dans l’installation d’un ascenseur, Mona reconnaissait qu’un beau crépi tout neuf, ce n’était pas du luxe. 

 

 

 

Début de : Sortie de route

 

 

Monsieur Théodore n’a pas à se plaindre.

 

Quarante-deux ans d’existence, vingt ans de Poste, peser, timbrer, expédier, autant dire que Monsieur Théodore est plutôt pépère, la retraite assurée, des lustres de pantoufles qui n’auront pas le temps de s’user qu’il les aura déjà remplacées, pour cause de temps, de moyens et de rien d’autre à faire.

 

Son existence est plate, horizontale, une ligne tracée à la règle, qui ne relate rien de spécial, aucun tremblement suspect, du tout à fait ordinaire.

 

À son âge, l’homme a la chance d’avoir sa mère et son père vivant ensemble dans la maison qu’il a connue, toujours valides, entendants et voyants, et en cela plus que bien portants.

 

Comble de bonheur, ses parents sont d’anciens professeurs économes qui ont mis de l’argent de côté pour ne pas dépendre de leur fils, le moment venu. Ils auront largement de quoi régler un minimum de dix années en maison de retraite multipliées par deux. C’est dire si ces gens sont économes, et avec ça malins, car les placements effectués par leurs soins portent leurs fruits ; aucun risque, du quatre et du cinq pour cent valent mieux qu’un krach boursier inopportun. Sagesse et raison, acceptation du statut, se contenter de ce qu'on a.

 

Monsieur Théodore sait tout cela. Il en a hérité. Il est raisonnable, stable et bien pensant. Sa vie tourne autour du contentement de ce qu’il est et qui lui permet d’avoir ce qu’il a.

 

Pas une minute il ne songe à ce qu’il n’aura pas : une femme, des enfants, des voyages, une maison avec un jardin et de splendides rhododendrons.

 

Pour Monsieur Théodore, la femme est un être sournois qui dépense beaucoup d’argent pour des frivolités.

Si encore elle se contentait de dépenser intelligemment, c’est-à-dire dans le but d’habiller et d’alimenter la famille tout en utilisant les bons de réduction et en surveillant les têtes de gondole. Même pas.

 

Une femme n’a qu’une idée en tête : plaire aux hommes qui ne sont pas dans sa couche. L’homme qu’elle épouse lui sert de faire-valoir, de portefeuille et de père de substitution. Quand elle lui fait un enfant, c’est pour lui rendre la tâche encore plus compliquée quand il reprendra ses esprits.

 

Calculatrice, elle lui fera le deuxième presque dans la foulée, histoire de lui barrer le passage de tous les côtés en cas de divorce. Un homme est crédule, une femme a l’esprit tordu.

 

 

 

Début d'une nouvelle extraite du recueil : En quête

 

Qu'en sera-t-il cette année ?

(En quête de... farniente)

 

Loin de la France, il existe un pays où vivent des gens contents. On les appelle les Contents.

 

Dans ce pays, le soleil brille des fois, la pluie mouille beaucoup, la neige tombe aussi, mais personne ne dit « Oh, je voudrais qu’il arrête de pleuvoir » quand il pleut, « Oh, il fait trop chaud » quand c’est l’été, « Oh, y en a marre de la neige » quand elle dure.

 

Personne ne vole, car tout le monde a de quoi manger, de quoi dormir, de quoi s’occuper et de quoi s’amuser. Personne ne passe d’examen, de test ni de concours, car tout le monde a sa place ici.

 

Les Contents sont tous différents, toutefois l’on distingue deux sortes de Contents : les Pieds au ciel et les Pieds à terre. Les Pieds au ciel rêvent beaucoup et travaillent moins vite que les Pieds à terre, qui travaillent plus vite, mais avec moins de minutie.

 

Alors, les Pieds au ciel font du travail de précision, comme fabriquer une horloge ou coudre un col de chemise, et les Pieds à terre labourent, soulèvent des pierres et repiquent des salades.

 

Même les Contents très âgés sont utiles. Comme leurs yeux voient moins bien, ils font des gâteaux et racontent des histoires aux enfants.

 

Ici, personne ne se dit bonjour. Comme les Contents sont toujours certains de passer une bonne journée, ils savent que les autres passeront également une bonne journée.

 

S’ils se cognent la tête, ils crient un bon coup, car ça fait mal. Mais le « bon » gagne toujours et ils oublient le « coup ».

 

Au pays des Contents, on n’aborde pas la politique, ni l’Histoire, à peine si l’on admet l’existence d’un passé trop passé. C’est le présent qui importe. Maîtres et maîtresses s’appellent Éclaireurs et Accompagnateurs. Ils enseignent aux enfants pourquoi la mort, pourquoi la pluie et pourquoi l’être humain se demande volontiers pourquoi, quand l’animal n’en a cure.

 

On ne fabrique pas d’avions, de bus, de trains, de voitures, ni d’immeubles, surtout pas de chars d’assaut ou d’armes à feu. On sait, dans les grandes lignes, comment ça se passe autre part.

 

Encore que les informations provenant de l’extérieur sont rares, les Contents n’ayant ni la radio, ni la télé. De loin en loin, elles leur parviennent via la dernière page du Boute-en-train – trimestriel imprimé de manière artisanale par quelques Pieds au ciel – qu’on laisse à disposition dans les lieux publics. Mais c’est essentiellement pour ses devinettes et ses dessins drolatiques qu’on parcourt le périodique. 

 

 

 

 

Début d'une nouvelle extraite du recueil :

Parce que la vie 

 

 

En deux secondes c'est fini

(nouvelle autobiographique)

 

La petite allait sur ses seize ans. Sa seconde s'achevait sur de bons pronostics : à la rentrée elle passerait en première. Ses parents n'avaient pas fait de bonds, ils n'avaient pas non plus sorti le champagne, pourquoi est-ce que ça t'étonne, si toi tu n'étais pas passée, qui donc serait passé ?

 

Les lycéens avaient fêté la fin des cours en se poursuivant avec de l'eau, de la farine et des oeufs. Au-dessus de leur tête brillait un soleil éclatant, heureux, fougueux. Elle portait un pantalon blanc. Il fallait sans cesse le relaver, l'étendre dans le vent chaud, surtout ne pas lui parler d'un autre pantalon d'été. Ce gars qui lui plaisait tant l'avait remarquée. Il n'était plus seulement question d'école, bien travailler, être la meilleure. Jusque-là farouche et inhibée, la petite acceptait qu'on l'apprivoise. Enfin, la corde qui l'amarrait à l'Autre déployait de lourdes grappes de fruits à voir mûrir. 

 

Elle ne s'était donc pas inquiétée outre mesure pour ce père de quarante six ans, le sien, qu'on hospitalisait par précautions. A midi, elle le retrouvait dans sa chambre, et comme elle n'avait pas mangé, comme il n'avait pas faim, il se réservait le bol de soupe et lui gardait le reste du repas, avec ce sourire satisfait, comme s'il avait été fier de nourrir sa fille sans que sa femme ne se soit mise aux fourneaux.

 

(...)

 

La petite ne se doutait de rien, elle était fraiche et optimiste, elle ignorait que ces souvenirs d'été dans une chambre d'hôpital, à manger avec lui quand lui ne mangeait pas, signeraient la fin de son innocence. 

 

 

 

 

 

Extrait de : L'accroche-poumon

 

... J'ai passé la main sous mon sein.

 

Une excroissance ovoïde de la grosseur d'une noix me transperçait la peau. Il faisait presque jour. Vincent dormait encore. M'efforçant de respirer aussi calmement que possible, j'ai soulevé ma chemise de nuit. Brun vert, la chose semblait bien accrochée. Surmontant mon dégoût, je l'ai manipulée. Du bout des doigts, d'abord. Puis avec la brusquerie de l'affolement. Plus je tirais, plus j'avais mal. Un peu comme un grain de beauté. En plus intense, car des grains de beauté, j'en avais déjà fait enlever quelques uns. 

 

Epouvantée, j'ai secoué Vincent.

 

- Regarde, il me sort un truc, là !

- Hein ? Qu'est-ce que c'est ?

- Comment veux-tu que je le sache ? Une tique, tu crois ?

- Une tique de Tchernobyl, alors !

- Si tu crois que j'ai envie de rire !

 

Vincent a approché la main de la protubérance, l'a touchée et n'a pu réprimer une grimace de dégoût. 

 

- C'est dur et ça se tord à la base, comme si ça venait de l'intérieur. On dirait...

- On dirait quoi ?

- Non rien, c'est... dingue !

 

J'ai éclaté en sanglots et Vincent m'a prise dans ses bras, maladroitement. Il m'a tapoté le dos comme on enfonce un clou. Il n'a jamais su y faire avec les larmes. 

 

 

 

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